Renverser la table

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Enregistrez vos grands-mères.

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Des images comme un chapelet

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Victoire Tuaillon
mai 08, 2025
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Ma grand-mère adorée s’est envolée, il y a deux semaines nous l’avons enterrée.

Si Maggy plane loin de la terre ou se repose dedans, je ne sais pas : elle n’est plus.

J’ai beaucoup pleuré ma Mamoune ces dernières années, tandis qu’elle s’effaçait petit à petit.

Maggy, 93 ans.

Elle perdait la vue mais disait tout le temps qu’elle perdait la tête. Je la rassurais, même quand je retrouvais des piles dans le frigo et des pommes dans la machine à laver. Elle a commencé à tout cacher, de plus en plus loin, pas à cause des voleurs mais pour “faire fonctionner la mémoire” qu’elle avait tellement peur de perdre, et qu’elle a bel et bien perdu.

A la fin il n’est plus rien resté, pas même les prénoms des personnes qu’elle aimait, à la fin elle ne m’a pas reconnue. On a jamais retrouvé ses bagues de fiancailles et de mariage, j’imagine qu’elle les a juste très bien cachées, peut-être dans les miettes pour les oiseaux, et qu’un tout petit diamant décore maintenant le nid d’une hirondelle à Paris ou dans les Vosges, là où Maggy était née.

Une carte des Vosges j’en collerai une chez moi sur le mur avec toutes les photos pour honorer mes ancêtres qu’en rentrant des funérailles je me suis promis de construire — une sorte d’autel comme ça :

Trois jours plus tôt, dans le train qui fonçait vers Bordeaux, pour la première fois, j’ai ouvert les fichiers Mamoune.wav stockés dans mon ordinateur. J’ai mis mes écouteurs, créé une session sur reaper le logiciel de montage et importé les pistes son. En entendant sa voix, je n’ai pas pleuré, parce que mes larmes elles aussi sont bien cachées ; au lieu de ça j’ai commencé à découper des extraits.

Je vous en prie : enregistrez la voix des personnes que vous aimez. Leur voix et leurs histoires. Si vous n’avez pas de bon matériel peu importe, faites le avec votre téléphone, asseyez-vous avec elles dans un endroit calme plusieurs heures et demandez leur de raconter, prenez le temps de poser des questions sur les scènes, les noms, des phrases ; il n’y a jamais trop de détails. Revenez le lendemain.

En 2017 avec ma cousine nous avions enregistré notre Mamoune pendant trois matinées. En huit heures, on était arrivées à peu près à sa vingt-deuxième année, après son mariage avec un homme qu’elle connaissait à peine et que par chance elle aima fort, notre grand-père Charles. Maggy nous avait souvent raconté sa vie, et nous adorions l’écouter. On s’était promis de continuer ; emportées dans les tourbillons d’urgences plus ou moins importantes, le temps a filé, et puis ça a été trop tard, Maggy était encore vivante mais tout s’effilochait — sa conscience ses phrases ses gestes.


Quand la maladie change tellement la personne qu’on aime qu’on ne la reconnaît plus, on traverse, ai-je appris, “un deuil blanc”. A chaque visite il faut accepter que tout ce qu’on aimait faire et vivre ensemble, les discussions, ces projets, les souvenirs partagés, tout sombre.

Les échanges s'embrument, ces yeux qui nous regardent ne nous voient plus. On embrasse ce très vieux corps qu’on a tant aimé, qui se recroqueville et qui s’accroche, qui souffre et veut manger quand même, alors que la tête est partie loin déjà. Je l'avais vécu avec mon père il y a dix ans, je m'étais dit que malgré la détresse que me causait son déclin, je préférais avoir eu ce temps pour lui dire adieu.

La toute dernière fois que j’ai vu ma grand-mère c’était il y a trois mois, à l’EPHAD dans le Berry où on s'est résolus à l’emmener quand il n’a vraiment plus été possible qu’elle reste chez elle, même avec de l’aide. Tout le monde avait l’air de la traiter gentiment mais peut-être pas les autres pensionnaires qu’elle agaçait déjà, parce qu’elle ne disait plus que ces quatre phrases : je veux mourir ; je comprends rien ; j’en ai assez ; je ne comprends pas.

Cette toute dernière fois, je lui ai pris la main et je lui ai hurlé dans l’oreille que je m’appelais Vic-toire, Vic-toire, que c’était ma grand-mère, que j’étais sa petite fille, mais à chaque mot elle secouait la tête et elle soufflait, les sourcils froncés “je comprends rien”, effarée. Une aide soignante est passée et m’a dit d’un ton très doux "c’est quand on est là qu’elle dit ça… quand elle est toute seule, elle est tranquille”. J’ai enfin compris que ma simple présence était angoissante, comme un spectre effrayant, je lui ai dit je t'aime et adieu.

Maggy dans sa chambre à 19 ans, posant pour son fiancé

Au début quand elle commençait à oublier qui elle était, je lui racontais sa vie. Je lui répétais les anecdotes qu’elle m’avait transmises, de quand elle était au pensionnat pendant la guerre, quand elle n'arrivait pas à allaiter son fils, quand elle faisait du patchwork avec ses copines du quartier, quand elle m'a emmenée en Norvège. Je lui montrais des photos, même si elle n’y voyait presque plus.

Je la remerciais pour tout ce qu'elle m'avait essayé de m'apprendre, les confitures et la patience, les jeux et les prières, cesser de critiquer tout tout le temps et s'efforcer d'accepter les gens tels qu'ils sont -- oui, même ta mère.

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